La première ascension de l’éperon Nord-Ouest de la Pointe de France
Première ascension de l’éperon Nord-Ouest de la Pointe de France
Par Robert Ollivier et Roger Mailly
24 juillet 1938
Depuis longtemps, le ressaut terminal du versant nord de l’Ossau hantait comme un remord la conscience des pyrénéistes et en particulier des Palois, qui avaient sans cesse sous les yeux l’insolente muraille. L’Ossau ne serait vraiment vaincu par le versant de Bious-Artigues que le jour où une voie atteindrait directement par le Nord le sommet de la Pointe de France. Mais si les désirs étaient ardents, les actes ne suivaient guère et l’histoire des tentatives au donjon final du versant nord se réduit à peu de chose.
Une seule cordée essaya sérieusement de surmonter la paroi. Marcel Cames, Romano Cazabonne et Jean Santé. Deux voies s’offraient: à gauche une faille énorme, large de 5 à 10 mètres, profonde de 30 à 40, barrée d’énormes blocs coincés; à droite, un vertigineux éperon, qui sépare la face nord de la face nord-ouest. Les trois compagnons tentèrent vainement, en 1932, de vaincre la Grande Cheminée. En 1933, Cames, Cazalet, Chicher et moi-même la descendîmes en trois rappels de 50 mètres et deux de 25 mètres. Nous y découvrîmes des surplombs réellement fantastiques et si Cames, après son échec de 1932, avait gardé quelque illusion, il n’en conservait plus après nos cinq rappels dans la faille. Dirons-nous qu’elle est véritablement insurmontable ? La technique a progressé depuis 1933 et une telle affirmation constituerait une de ces paroles imprudentes que tout grimpeur doit se garder de prononcer.
Quoi qu’il en soit, Roger Mailly et moi choisîmes l’éperon. A l’aube du 24 juillet 1938, débouchant dans cette délicieuse clairière de la forêt de Mondeils, qu’on appelle « Le Jardin Anglais », nous levons les yeux vers la tête orgueilleuse de la Pointe de France, dont le pilier nord s’allume déjà au soleil levant. La lumière frisante nous dévoile les moindres dentelures et aussi les ressauts surplombants du fil de la taillante. La raideur de son inclinaison nous arrache à tous deux la même exclamation et nous ne quittons plus du regard le grandiose arc-boutant.
A 7 h 15, nous nous arrêtons au soleil sur la brèche des Autrichiens. Nous déjeunons rapidement; puis Roger sort de sa poche une pièce de deux sous: « La base de l’éperon, déclare-t-il, paraît être la partie la plus redressée. Si c’est face, c’est toi qui attaques; si c’est pile, c’est moi ». La pièce scintille au soleil, rebondit sur le sol… Face !
Sans nous encorder encore, pour gagner du temps, nous quittons la brèche à 7 h 30. A vive allure, nous remontons les cheminées et les couloirs de la voie nord habituelle. Trois quarts d’heure plus tard, nous sommes au pied de l’éperon… Nous avons grimpé sans mal plus de 400 mètres; mais, bien plus encore que tout à l’heure, nous avons l’impression que les 250 derniers vont se défendre. Au départ, le fil de l’éperon est vertical; à l’Est, la paroi est verticale; à l’Ouest, elle surplombe.
Nous nous encordons et tirons de nos sacs l’attirail du rochassier moderne. Après quoi, bardés de chanvre et de ferraille, nous nous préoccupons de choisir un point d’attaque. Le fil de l’arête ne semble pas tout à fait dépourvu de prises, mais il a l’air vraiment trop renfrogné. Légèrement à gauche (est) un dièdre surplombant, d’aspect très athlétique, rejoint l’arète 25 mètres plus haut. Plus à gauche encore, une montée directe, en pleine muraille, semble permettre d’atteindre une vire ascendante peu marquée, qui nous conduirait à l’éperon, au point précis où son inclinaison paraît diminuer. Je jette un dernier coup d’oeil sur le dièdre. Il a l’air vraiment très fatigant; rien que de le regarder, j’ai le souffle court. Et puis il rejoint trop vite le fil de l’arête. En avant donc pour l’escalade en pleine paroi.
Elle commence assez mal: les premières prises me restent dans les doigts. Je redescends et attaque plus à gauche. Après quelques mètres et en dépit de la saine apparence du rocher, le terrain se révèle également inquiétant. Je gagne alors la Grande Cheminée, en grimpe quelques mètres et me hisse, à droite, sur une vague plate-forme. De vilains rochers rougeâtres et imbriqués nous dominent. Mais à droite, sur le mur vertical, se dessine une courte vire, seule issue possible, au delà de laquelle d’ailleurs nous ne pouvons rien voir. Je m’y engage avec circonspection. Elle n’est guère facile; des saillies en surplomb me repoussent à l’extérieur; des prises, dont aucune ne me paraît vraiment digne de confiance, exigent des précautions félines et des gestes calculés avec une extrême précision. Après une courte progression horizontale, je puis m’élever directement d’une vingtaine de mètres, sur des rochers de même nature, redressés à la verticale et fendillés de toute part, au point qu’aucune saillie ne semble faire partie de la masse. Toutes les prises sonnent creux, tous les rochers vibrent, quand je les frappe pour les éprouver. Un pareil terrain est d’autant plus dangereux que les aspérités paraissent solides à première vue. Il faut les soumettre à des tractions énergiques, ou bien à des coups de poings ou de marteau pour déceler leur traîtrise. Je parviens ainsi, rien moins que rassuré, sur un vague point de repos. Bien entendu, je ne puis assurer mon compagnon que sur un piton, que je plante dans la fente la moins suspecte : la roche ne va-t-elle pas éclater et un bloc énorme se détacher ? Mais la fissure s’avère à peu près solide et Roger monte lentement.
Je m’élève ensuite de quelques mètres en direction de la vire hypothétique qui doit nous permettre de rejoindre le fil, de l’arête. Je dois m’avouer bientôt qu’elle n’existe pas ailleurs que dans mon imagination. En fait de passage, la paroi ne présente qu’une série de dalles sensiblement verticales, surmontées d’une ligne de surplombs rouges, d’aspect schisteux..Voilà qui ressemble un peu trop à la fameuse vire de la face nord du Petit Pic, avec cette différence qu’ici, les rochers ne tiennent pas.
Un peu plus bas, j’entrevois la possibilité d’une progression horizontale d’une quinzaine de mètres. J’ignore où nous conduira cette traversée aérienne, mais nous n’avons pas d’autre choix que d’avancer par là ou de battre en retraite. Je reviens, auprès de mon compagnon, descends légèrement au-dessous de lui et me mets en devoir de franchir une nervure fort délicate sur une paroi toujours extrêmement redressée et sur des prises qui tremblent toujours. Je commence vraiment à perdre confiance. De plus en plus, je me sens mal à mon aise sur ces aspérités vacillantes. Et cette progression à la manière des chats, ces précautions infinies qu’il me faut prendre sans cesse excitent peu à peu en moi une violente colère. J’envoie au diable, avec des jurons choisis, cette face nord intégrale qui se défend avec si peu de loyauté. Je parviens dans une dépression de muraille, où je puis souffler. Six mètres plus loin environ ma vire finit sur une nervure, au delà de laquelle je ne vois que le ciel. Je me promets de ne pas aller plus loin si le rocher ne s’améliore pas.
J’arrive sur la nervure et reconnais avec surprise le dièdre que nous avons dédaigné au départ. A un mètre à peine au dessus de moi, son inclinaison diminue brusquement et il rejoint avec une pente raisonnable, une petite brèche sur le fil de l’éperon. Ici, ô merveille, le rocher paraît vraiment solide. Sur ma nervure, qui forme en réalité, le rebord de la rive droite du dièdre, et en équilibre sur un pied et une main, je plante un piton pour effectuer l’enjambement exposé qui va me permettre d’entrer dans le dièdre. A chaque coup de marteau, le métal vibre avec un son clair, qui décèle la solidité du rocher et me rend peu à peu la confiance. La montagne abandonne enfin son masque hypocrite. J’atteins bientôt le fil de la taillante, aux abords d’une brèche minuscule. Un solide bloc de rocher me permet d’assurer Roger aussi bien que possible pour la délicate traversée, où il n’est pas à l’abri d’un pendule de forte amplitude. D’un commun accord, nous laissons le piton en place, en raison de son excellente position pour nous permettre un rappel en cas de retraite. Puis nous levons la tète.
La suite se révèle sévère: au-delà de la petite brèche, l’éperon s’élance vers le ciel avec une inclinaison impitoyable. Sur la gauche, se dresse une dalle surmontée d’un surplomb. Sur la droite, la muraille domine les grands à-pics de l’Embarradère. Je franchis la brèche et commence la lutte avec le redoutable ressaut. J’oblique à droite, sur les précipices surplombants du Nord-Ouest. Le passage s’avère vertigineux au possible. Les prises, petites et espacées, sont toujours d’une solidité relative. Je gagne de la hauteur par une succession de rétablissements délicats sur des terrasses éloignées, larges exactement comme la main. A deux reprises, dans des passages exposés, je remplace, par un piton, la prise maîtresse absente. Je progresse ainsi à quelques mètres du fil de l’éperon que je cherche à rejoindre. Une terrasse m’apparait enfin sur la crête. J’y parviens à bout de corde, après 25 mètres d’escalade sans repos et réellement ardue. Rarement j’ai effectué, sur un mur aussi raide, sur des prises aussi mal distribuées et au-dessus d’un aussi bel abîme, pareille partie de voltige. Quelle joie de trouver, après ce gouffre, une terrasse bien horizontale, de dimension honnête, ornée d’un gros bec de rocher pour assurer le camarade, en un mot, la terrasse idéale dont rêve le grimpeur rassasié de verticale !
J’appelle Roger, et, bien calé sur ma plate-forme, je savoure ma satisfaction tout en amenant la corde, au bout de laquelle évolue le coéquipier au-dessus des 600 mètres de vide du Cirque de l’Embarradère. A coups de marteau énergiques, il arrache du flanc de l’éperon les deux pitons plantés et je vois bientôt surgir de l’abîme un béret, puis une tète placide et un sac rebondi : « Bigre, s’écrie Roger en entamant le dernier rétablissement, l’endroit n’est pas à recommander aux gens sujets au vertige ! » Et, prenant place sur la plate forme: « Il serait temps, peut-être, que tu me cèdes ta place sinon il ne me restera plus, pour conduire la cordée, que les éboulis sommitaux de la Pointe de France ! ».
Effectivement, au-dessus de nous, l’inclinaison de l’éperon s’adoucit. J’endosse le sac et Roger disparaît sur le flanc est. Deux longueurs de corde se déroulent sur un bon rocher, pas trop avare de prises et nous prenons pied sur une nouvelle terrasse, dominée par une haute dalle de 20 mètres, lisse, massive, sans défaut. A gauche, vers la Grande Cheminée, on pourrait passer, avec beaucoup de ferraille. La dalle, dont Roger monte quelques mètres, n’offre même pas la possibilité de planter un piton. C’est encore le versant de l’Embarradère qui nous fournit la clef du passage: un dièdre des plus classiques, avec une fissure au fond et un surplomb en haut, nous offre une solution élégante et athlétique. Je m’installe solidement sur le versant opposé et Roger entre dans le dièdre et disparaît à mes yeux.
Attentif aux mouvements de la corde, je n’entends plus que des « Han » ! ponctuant de violents efforts, puis des coups de marteau et les ordres habituels : « Tire, lâche la corde ! » Un moment, les ficelles cessent de se mouvoir. Le leader souffle. Un vent frais, remontant des abîmes, siffle sur l’arête et, dans mon inaction, je frissonne. Je distingue, tout près de nous, les surplombs fantastiques de la Grande Cheminée. Quand je les descendais, il y a cinq ans, me balançant dans le vide au bout de ma corde, aurais-je jamais pensé qu’un jour je remonterai ces parois ?
Mais nous ne sommes pas encore en haut. « Donne de la corde » hurle Roger. Et mon compagnon apparaît soudain sur la bordure du dièdre, un pied sur une encoche peu marquée de l’arête qui limite la dalle à droite. Encore un piton et Roger revient dans le dièdre. Pour la troisième fois, les coups de marteau résonnent, semant la panique dans une escadrille de choucas qui s’enfuient en hurlant. Et un dernier cri, un cri de victoire retentit au dessus de ma tête. Le dièdre s’est rendu.
J’arrache au passage les trois pitons et je franchis le surplomb final en grimpant à la corde à la force des poignets. Je suis sincèrement admiratif devant la difficulté surmontée par le leader. Ce dièdre est un passage de grande classe : « Bravo, vieux frère ! ».
Nous avons franchi le dernier obstacle sérieux de l’éperon. Sur les rochers qui suivent, solides et assez faciles, l’escalade se poursuit joyeusement. Le soleil n’est plus très loin et, pour le grimpeur d’une face nord, le soleil, c’est le sommet. Nous débouchons sur une large terrasse, qu’une corniche facile relie a la Grande Cheminée, au point d’arrivée du premier rappel de 50 mètres. Je reconnais, non sans émotion, l’emplacement où Cames et moi, lors de notre descente, nous étions réfugiés pour nous mettre à l’abri des chutes de pierre déclenchées par nos camarades. Je contemple un instant l’étroite plate forme. Je revois notre équipée aérienne. Cinq ans ! Les lieux n’ont pas changé le moins du monde. Pas un caillou, semble t-il, n’a été déplacé. Non, il n’y a pas cinq années; le temps ne se mesure pas au calendrier. Le temps ne se mesure qu’au changement. Et ici, tout est comme autrefois. Montagne immuable, notre vie est trop éphémère pour que nous puissions mesurer la naissance de tes rides. Mais nous, sommes nous bien toujours les mêmes ? Certes, tous mes compagnons d’alors sont toujours là. L’équipe pourrait être reconstituée sur le champ. Nous pourrions rééditer l’aventure. Sur d’autres théâtres, hélas, quelques acteurs manqueront à tout jamais pour faire revivre les scènes d’autrefois. Aujourd’hui même, aux Gourgs Blancs, l’un d’eux disparaît (Jean Arlaud). Et combien d’autres, avant lui, nous ont quittés…
Cinq ans, oui, peut-être, après tout, cinq ans ont-ils passé sur nous, avec leur joies, leurs épreuves, leurs chagrins. L’avalanche, la tempête passent sur toi, Montagne, sans entamer ton rude visage. Mais sur nos âmes, qui ne sont pas de granit, le temps et son cortège de malheurs laissent chaque jour une nouvelle empreinte.
« On y va ? ». C’est Roger qui m’appelle, impatient de bondir vers le sommet. Je m’arrache aux souvenirs. Pour sombrer dans la mélancolie, l’instant serait mal choisi. Maintenant, sous nos pieds, l’éperon vaincu plonge dans l’ombre. Là-haut brille un soleil éclatant. Tout gonflés de joie, nous nous élançons vers le but. «Sacré Jean-Pierre », murmure de temps en temps Roger, avec une sorte d’attendrissement, tout en caressant le rude porphyre de notre Ossau.
A 14 heures 30, nous surgissons sur la cime inondée de lumière.
Robert Ollivier Le Pic d’Ossau