La troisième ascension du Couloir de Gaube
La troisième ascension du Couloir de Gaube
Par François Cazalet, Henri Lamathe, Robert Ollivier et Jean Senmartin
15 juillet 1933
Il nous semblait partir pour une grande aventure, lorsque, le 14 juillet 1933, nous commençâmes a remonter la longue vallée de Gaube. Quand gronda sur notre droite la cascade de Splumouse, nous hâtâmes le pas machinalement : derrière le ressaut allait surgir la face Nord du Vignemale, fendue du haut en bas par sa célèbre cheminée de glace. Il se dressa devant nous, ce fameux couloir, avec tout le prestige qui peut auréoler une voie d’ascension demeurée quarante ans inviolée, après le passage de ses premiers vainqueurs. Pensifs, nous le considérions avec insistance. Plus nous le scrutions, plus son inclinaison nous paraissait redoutable.
-« Ne le regardons plus », déclara François Cazalet, le promoteur de l’entreprise, qui allait, enfin réaliser son rêve de plusieurs années. « Ne le regardons plus, sinon, tout à l’heure, nous le verrons en surplomb, du haut en bas ».
Bien que persuadés de la justesse de cette remarque, Henri Lamathe, Jean Senmartin et moi ne cessions d’observer un inquiétant bouchon de glace qui obstruait la sortie du couloir sur le plateau de neige supérieur : l’obstacle de Brulle…
La journée du lendemain débuta fort mal. A l’heure fixée pour le réveil, une pluie diluvienne s’écrasait avec fracas sur les tôles de la salle à manger du refuge de Bayssellance. Avec une colère résignée, nous remontâmes dans le dortoir. A 8 heures, la pluie avait cessé ; mais la brume grise des mauvais jours voilait tous les sommets. Puis, le temps s’éclaircit imperceptiblement. Cazalet voulut partir. Après quelques hésitations, nous bouclâmes nos sacs. A 9 heures, nous nous acheminions, tous les quatre, vers la Hourquette d’Ossoue. En même temps, un de nos amis, Joseph Bordenave, gagnait le glacier Oriental, pour aller se poster au débouché du couloir et empêcher les touristes d’y lancer des projectiles, selon leur vieille habitude.
Sur le glacier des Oulettes, les crampons furent tirés des sacs. François prit la tète de la cordée et nous nous dirigeâmes vers la rimaye. Un puissant coup de vent balaya soudain la brume. Les pics flamboyèrent sous le soleil. Mais la face Nord du Vignemale demeura dans une ombre froide et triste. Nous nous y enfonçâmes résolument. La lumière nous attendait là-haut, sur l’éblouissant plateau neigeux. Six cents mètres de dénivellation et un obstacle mystérieux nous en séparaient : à nous de les surmonter. A 10 h 15, la rimaye de base fut franchie.
Nous nous élevâmes le long de la rive gauche assez rapidement. Au centre du couloir, une profonde rigole canalisait les projectiles qui, de temps à autre, s’abattaient en ronflant du haut des parois qui nous dominaient. La pente, au début, n’avait rien de redoutable, mais elle se redressa progressivement. Une heure et demie passèrent. Je remplaçais Cazalet. Dans une neige compacte et sûre, nous creusions facilement des marches a coups de pied. A mi hauteur, le couloir se rétrécit, et l’angle de la pente passa de 5o à 6o° environ. Nous franchîmes la rigole des pierres et continuâmes notre progression sur la rive droite. Aux deux tiers de l’ascension, je cédai ma place à Henri Lamathe.
Alors, derrière une nervure qui jusqu’à ce moment nous l’avait caché, le fameux ressaut terminal, l’X du couloir de Gaube, nous apparut et ne nous laissa plus aucun doute sur la nature de l’obstacle qui allait nous barrer le chemin. Soulevées par un vent violent, des gerbes d’eau étincelaient à travers les rayons du soleil qui, rasant le bord de l’entonnoir, se décomposaient dans les embruns en un magnifique arc-en-ciel. Le mur de glace, haut d’une trentaine de mètres, vertical dans son ensemble, servait de lit à une cascade. Nous nous regardâmes avec stupeur. Déjà, nous envisagions la nécessité d’attendre la nuit et le gel de la chute d’eau pour nous évader du couloir.
La pente se redressa encore. De temps à autre, les pointes des crampons de Cazalet, qui me précédait, frôlaient mon nez d’une manière inquiétante. Et, soudain, le piolet de Lamathe heurta la glace vive. A vingt mètres au-dessus de nous, une petite cascade, courte, mais fort raide, allait nous donner un avant-goût de l’autre. D’étroites crevasses nous permettaient d’entrevoir le petit torrent qui grondait sous nos pieds. Nous ne pouvions surmonter le ressaut sans nous tremper complètement. Sous la douche, Lamathe tailla. Ses compagnons baissaient stoïquement la tête sous l’eau glacée et les débris de glace et de neige fondante dont il les arrosait généreusement. Nous avions pu éviter le gros de la cataracte et nous progressions sur la rive gauche quand un embarrassant bourrelet de glace nous arrêta. Les minutes passèrent. La taille était incommode. Finalement, Lamathe coinça son piolet entre glace et rocher et se hissa le long du manche. Plus haut, il nous assura solidement dans de la bonne neige. Nous nous retrouvâmes tous, mouillés jusqu’aux os, transis, grelottants, au pied de la grande cascade terminale, qui nous aspergea sans arrêt de ses embruns.
Le couloir nous opposait maintenant sa principale défense. Il nous fallait trouver le défaut de l’obstacle. A gauche, la muraille rocheuse des Jumeaux ne nous laissait aucun espoir. Sculpté de cavernes bleuâtres, de colonnades étincelantes, à travers lesquelles s’écroulaient des trombes d’eau, le mur de glace se révélait, bien difficile et surtout bien désagréable à escalader. Légèrement en avant de lui, une paroi rocheuse, haute de cinq mètres environ, ne nous offrait, pour toute voie de sortie, qu’une vilaine cassure surplombante. Mais, au-dessus, les rochers devaient être praticables. Ce mur, qui ne fait, pas du tout partie des parois du couloir, mais qui constitue plutôt la moitié gauche du ressaut terminal, doit être la voie choisie par Célestin PASSET, le 6 août 1889. Avec les nombreux pitons et mousquetons que nous avions emportés, nous aurions pu, s’il l’avait fallu, forcer ce passage-là. Mais, sur notre droite, dans la muraille rocheuse de la Pique Longue, une voie d’escalade nous parut possible. Elle devait nous conduire à la victoire.
Pourquoi les premiers vainqueurs du couloir ne tentèrent-ils pas leur chance par là ? Henri Brulle dit, dans « La Montagne » (n°247, mars 1933, p. 94) : « … A droite, une cascade s’engouffrait dans un grand trou ». Le jour de notre course, aucun trou ne nous séparait de la paroi de la rive gauche. La cascade s’écrasait sur de la glace vive, qui formait une sorte de palier au pied du mur. L’eau s’infiltrait plus bas dans la neige. Et pourquoi, lors de leur tentative, Charles Laffont et le docteur Jean Arlaud n’orientèrent-ils pas leurs efforts de ce côté ? L’explication nous paraît assez simple : le 15 juillet 1933, le mur de glace effleurait le passage praticable. Il est vraisemblance que, le 6 juin 1927, jour de la tentative Laffont- Arlaud il recouvrait l’amorce de la voie d’ascension, par suite de l’abondance des neiges au printemps.
Le problème du Couloir de Gaube serait donc ainsi résolu : avant le 1er juillet, la voie d’ascension sur la muraille de la Pique Longue peut s’avérer inutilisable, parce que recouverte par le mur de glace. Après le 25 juillet, on s’expose à trouver ce passage inaccessible, soit par suite d’une baisse du niveau de la glace, soit en raison d’une large et profonde rimaye creusée, peut-être par la cascade qui tombe tout contre la paroi de la rive gauche du couloir.
Nous n’hésitâmes pas longtemps : un à un, nous affrontâmes une nouvelle douche glacée pour nous approcher de la voie d’escalade. Toujours sous la cataracte, nous enlevâmes nos crampons, qui disparurent dans nos trois sacs, et le leader s’éleva lentement. La roche était pourrie. Un gros bloc céda tout à coup et il dévala le couloir à la vitesse d’un météore. Notre camarade faillit tomber. Flegmatique, il se rattrapa à temps. Nous fûmes sans doute plus émus que lui. Cazalet, très sûr dans ces passages scabreux où toutes les prises tremblent, donna son sac à Lamathe et, lentement, caressant les pierres branlantes, s’éleva de cinq à six mètres, jusqu’à une vire montant vers le Nord. Nous le rejoignîmes. Comme il se préparait à poursuivre, je me souvins d’avoir emporté une paire de sandales. Cazalet et Senmartin en étaient également munis, mais, dans leur position actuelle, il leur était difficile de les chausser. Pour ma part, je jouissais d’une plate-forme de cinquante centimètres. J’enlevai donc mes souliers avec précaution et je les enfouis dans mon sac qui s’en trouva singulièrement alourdi. Il est vrai qu’il contenait, déjà une belle quantité de ferraille.
– « Veux-tu passer en tête avec tes espadrilles ? » me demanda François.
– « Bonne affaire », dis-je, trop heureux de confier mon sac encombrant aux épaules résignées de mon compagnon. Et, sur un terrain plus sûr qu’au début, je m’élevai avec une agréable légèreté. Une nervure coupa bientôt notre vire. Quelques prises s’effritèrent. Je jetai un coup d’œil sur ma gauche : un petit surplomb, aux aspérités minuscules mais sûres, eut ma préférence. Mauvais calcul : je me trouvai bientôt engagé sur une paroi lisse, sans la moindre plate-forme en vue. Je ne pouvais plus reculer. Les prises se révélaient juste assez larges pour le bout des doigts, j’allais dire pour les ongles. Jamais, en souliers, je n’aurais pu passer par là. La corde de cinquante mètres se déroula jusqu’au bout, avant que j’atteigne un emplacement favorable pour assurer mes camarades. Je finis par apercevoir, sur ma droite, un solide piton. Je me dirigeai vers lui. Et je vis alors que j’avais fait fausse route : derrière la nervure, qui m’avait rebuté, la muraille était crépie de prises et sillonnée de gradins. J’invitai mes compagnons à utiliser cette voie en leur criant que je les assurais solidement.
Me comprirent-ils mal ? Un écho malencontreux, renvoyé par la paroi opposée, brouillait toutes nos paroles. Toujours est-il que Cazalet et Lamathe, se méfiant sans doute de la solidité de l’assurance, montèrent sans leurs sacs. Jugeant notre emplacement, peu pratique pour hisser les impedimenta, nous gagnâmes une terrasse située assez loin et à gauche (Sud), qui nous parut mieux indiquée. Mais il fallut ajouter dix-neuf mètres de corde aux cinquante qui nous rattachaient à Senmartin. Nous nous trouvâmes, en fin de compte, à soixante-neuf mètres au-dessus de lui. Il est facile de comprendre à quel point, alors, les manœuvres se compliquèrent. Nous ne comprenions goutte aux explications de notre compagnon, et nos hurlements se perdaient dans l’espace sans qu’il pût en distinguer les premiers mots. Les minutes, puis les quarts d’heure passèrent. Senmartin nous confia plus tard qu’il était resté près de deux heures, la main droite et le pied gauche sur les mêmes prises. De notre terrasse, nous dominions les neiges du glacier d’Ossoue, qui s’empourpraient déjà aux rayons du soleil couchant. Nous grelottions dans nos vêtements mouillés.
Enfin, nous croyons comprendre que nous pouvons hisser les bagages. Heureux de nous réchauffer, nous tirons de toutes nos forces. La corde résiste à nos efforts; elle s’est coincée. Nous en lâchons quelques mètres; nous tirons de nouveau. Ça y est!… Ils viennent, ces damnés sacs. Les voici, hérissés de piolets et de crampons. Et Senmartin nous rejoint rapidement.
Notre terrasse se prolongeait vers le Sud en une succession de vires coupées de nervures. La nuit était tombée lorsque je franchis la dernière. Je pris pied sur une pente d’éboulis facile. J’étais dans l’entonnoir du Couloir de Gaube.
– « C’est fini ! » hurlai-je.
Dans l’obscurité déjà profonde, où l’on ne reconnaissait plus les prises qu’au toucher, mes compagnons ne purent encore pas se charger des sacs. On procéda à une nouvelle manœuvre. A 22 heures 45, le dernier de cordée atteignait le bord de l’entonnoir. Joseph Bordenave qui, disait-il, nous aurait attendu toute la nuit s’il l’avait fallu, était complètement transi; cela ne l’empêcha pas de nous féliciter chaudement avec un large sourire qui nous paya de toutes nos peines.
Nous vécûmes alors quelques-unes de ces minutes dont l’âme du montagnard conserve à jamais le souvenir. Du saisissant tableau qui se présenta à nos regards, l’image restera gravée en nous pour toujours : derrière nous, le couloir vaincu; devant nous, sous le ciel étoilé d’une nuit sereine, l’étendue blanche du glacier d’Ossoue, sur les bords de laquelle, comme des écueils sinistres, se dressaient les masses noires et trapues des pics de Montferrat, de Cerbillona et du Clot de la Hount ! N’allions-nous pas voir surgir, sur cet horizon sauvage, la haute silhouette de celui qui vécut, dans ce cadre superbe, des instants aussi inoubliables que ceux que nous vivions alors, l’ombre du comte Russell, qui célébra en phrases si poétiques et si vibrantes les splendeurs du Vignemale ?…
23 heures 15. La neige dure crissa sous les pas de notre caravane. Une bise glaciale soufflait. Le corps frissonnant, mais la joie au cœur, nous commençâmes, lentement, la descente du glacier. Quelques crevasses s’ouvraient çà et là, et nous n’avions, pour tout éclairage, que les étincelles d’un briquet. Vers la moraine, le brouillard nous enveloppa. Longtemps nous errâmes dans les éboulis, à la recherche du sentier mal tracé qui contourne l’arête du Petit Vignemale. A 2 heures 3o du matin, nous vîmes se dessiner vaguement, dans la brume, la sombre silhouette du refuge Bayssellance.
Robert Ollivier
La Montagne – Juin 1934