La seconde ascension du couloir de Gaube
La seconde ascension du couloir de Gaube
Par Joseph Aussat, Henri Barrio et Joseph Loustaunau
Le 14 juillet 1933
Devant des difficultés qui paraissaient presque insurmontables, ni les nombreux guides de la région de Cauterets – Luz, ni les amateurs d’ascensions ardues n’avaient tenté de se hisser à nouveau le long de ce filet de glace, aussi raide qu’un mur, et présenté comme un défi aux plus intrépides. Tous admiraient du pied de la montagne, chacun supputait les chances d’une réussite, mais aucun n’essayait. Et pourtant, quel trésor de joies enviables, ce couloir, inviolé depuis plus de quarante années, ne livrerait-il pas aux alpinistes résolus qui oseraient, pour la seconde fois, en affronter le mystère.
J’éprouvais, quant à moi, les mêmes appréhensions que les autres et, au cours de mes randonnées dans les montagnes environnantes, je me contentais, moi aussi, d’admirer de loin le couloir, mais sans espoir d’en faire quelque jour l’escalade.
C’est au cours d’une ascension du Pic de l’Ardiden que mes camarades Aussat, Barrio, Bellocq et moi-même fîmes un jour d’avril 1933, et au cours de laquelle nous admirions de loin et avec envie cette face dolomitique du Vignemale, que le désir nous posséda d’en connaître de plus près la beauté. Nos yeux scrutaient les murailles, toutes dorées par les feux d’un soleil de printemps, et le ruban glacé du couloir, qui luisait dans l’ombre, rappelait toujours vers lui notre regard. C’est ce jour-là que la première idée nous est venue de tenter à notre tour, et coûte que coûte, la réalisation de ce qui n’avait été jusqu’alors qu’un vague désir.
Dès les premiers jours de juillet, l’entreprise est décidée, et nous préparons nos engins pour l’attaque du couloir. Crampons à glace (qui, du reste, ne nous seront d’aucun secours), pitons, cordes, sont soigneusement réunis et, le 13 au soir, mes camarades Aussat, Barrio et moi partons de Pau vers Cauterets dans l’automobile d’un ami complaisant. Nous arrivons ainsi au Pont d’Espagne vers 19 heures.
Lourdement chargés, nous prenons le chemin du lac de Gaube, que nous atteignons après une heure de trajet. Poursuivant sans arrêt notre marche, nous arrivons aux Oulettes du Vignemale, en vue de notre couloir. Réprimant le désir d’éprouver aussitôt nos capacités d’alpinistes, qu’excite en nous la vue de la neige toute nacrée par les reflets du soleil couchant, nous estimons qu’il est plus sage de prendre nourriture et repos en vue de l’attaque du lendemain.
Il est près de 22 heures lorsque, désireux de chercher le sommeil, nous nous blottissons derrière une murette édifiée en hâte avec quelques blocs de rochers, maigre protection contre la froide bise qui souffle, même au cœur de l’été, dans ces parages.
Les heures de sommeil sont bien vite passée, et dès 5 heures, le 14, nous quittons notre abri après avoir délesté nos sacs de tout le superflu qu’ils peuvent contenir. Nous nous dirigeons vers le couloir dont le pied n’est distant que de quelques centaines de mètres.
Dès que nous l’atteignons, l’escalade commence. La rimaye est aisément franchie. Après nous être concertés sur la voie à suivre, nous décidons de ne pas faire usage de nos crampons, et nous optons pour une étroite voie sinueuse, sorte de tranchée creusée dans le névé par les nombreuses pierres qui tombent sans arrêt des murailles voisines, surtout à cette époque de l’année.
Négligeant la partie plane et plus large du couloir, nous adoptons cette voie d’escalade pour éviter d’être frappés par les pierres qui tombent du sommet de la Pique Longue. Dans leur chute à pic, elles nous menaceraient plus dangereusement sur la partie dégagée du couloir. La voie étroite, au contraire, présente moins de risques, les pierres étant retenues au cours de leur descente par les nombreuses sinuosités de la tranchée de glace.
Après un début d’ascension interminable et monotone, un surplomb de glace nous oppose une première difficulté sérieuse. Nous en venons à bout assez commodément, en utilisant deux pitons à glace dont nous pourrions, il est vrai, nous passer mais dont le secours nous permet de gagner du temps. Ces pitons sont, après usage, enlevés par le dernier de cordée. Une cascade qui ruisselle sur la glace vive de ce surplomb nous incommode plus qu’elle ne nous gêne vraiment.
Quelques mètres plus haut, nous nous heurtons à la difficulté principale de notre escalade. Il est environ midi; nous avons mis six heures pour gravir les cinq cents premiers mètres du couloir. Au-dessus de nos têtes, nous en apercevons le sommet, à une distance que nous évaluons à une centaine de mètres. Nous nous trouvons sous le surplomb d’une véritable grotte de glace, du sommet de laquelle jaillit avec une grande force une cascade qui nous inonde copieusement. Tandis que notre leader actuel Barrio s’efforce de découvrir dans les rochers de la face Est de la Pique Longue une voie d’escalade qui contourne l’obstacle, mon camarade Aussat et moi, immobilisés dans une position que nous ne pouvons abandonner, devons supporter pendant une longue demi-heure l’inconfort de la douche glacée.
Enfin, notre camarade Barrio s’arrête et nous crie des indications au sujet de la voie qui lui paraît la meilleure. Mais le séjour prolongé sous l’avalanche d’eau nous a fait perdre une grande partie de nos moyens et nous avons de la peine à le rejoindre. Nous poursuivons néanmoins notre escalade sur la muraille de la rive gauche de la gorge. Au bout de six longues heures, nous atteignons enfin le sommet si convoité du couloir. Ce fut un grand soulagement pour nous; tandis que nous étions aux prises avec les plus sérieuses difficultés, nous doutions parfois d’arriver jamais en haut, et nous étions angoissés à la pensée que nous pouvions être arrêtés par une difficulté insurmontable, dans cette paroi qu’aucun être humain avant nous n’avait violée, et d’être contraints, dans l’état où nous étions, à redescendre.
Notre ascension tire à sa fin. Nous contournons un dernier surplomb; nous nous engageons le long d’une vire et nous en terminons ainsi avec les rochers. En très peu de temps, nous atteignons l’entonnoir de neige qui constitue le débouché du Couloir de Gaube. Nous touchons ainsi au but si convoité de notre périlleuse escalade.
Il m’est difficile de décrire la joie violente que nous avons éprouvée. La fatigue était oubliée; oubliées aussi les angoisses que nous venions de vivre, beaucoup plus par la crainte d’un échec que par les risques de l’ascension elle-même. Nous ne songions plus qu’à goûter pleinement le bonheur de notre succès. Notre ténacité avait été plus forte que les obstacles semés sur notre route. Nous avions ajouté au palmarès du pyrénéisme une page nouvelle et, après tant d’autres, par notre volonté, vaincu une fois de plus la montagne.
Joseph Loustaunau
« La Montagne » Juin 1934