DU RÉCIT AU GUIDE DE VOYAGE
Du recit au guide de voyage (Fin XVIII - Milieu XIX)
Par Arnaud Casteran
Les guides touristiques modernes peuvent être considérés comme l’émanation d’une double tradition: celle de l’itinéraire routier, proposant aux voyageurs des informations multiples sur les conditions matérielles de leurs déplacements (état des moyens de transport, descriptions des voies de communication, localisation des endroits où se loger) et celle du récit de voyage, dont le but premier n’est pas de fournir des renseignements d’ordre pratique (même si tous les récits en contiennent) mais d’apporter une information d’ordre qualitatif sur les lieux traversés et les paysages.
En fait, il existe dès le XVI siècle des « guides », destinés aux voyageurs visitant la France et l’Europe, dont les intentions sont comparables à celle des guides touristiques actuels. L’ancêtre du genre est « Le grand guide des chemins pour aller et venir par tout le royaume », que Charles Estienne publie en 1512. Il ne s’agit pas là seulement d’une simple nomenclature des voies de communication, mais d’une véritable description qui vise à fournir au voyageur un portrait du royaume.
Le premier guide-itinéraire connu concernant les Pyrénées semble être « Le guide du pèlerin de Saint-Jacques », mis en circulation dans les années 1140. Les pèlerins et les militaires furent longtemps les seuls à susciter la description des chemins et des cols de la chaîne. Les curistes n’apparaîtront eux-mêmes que beaucoup plus tard comme destinataires potentiels de telles représentations.
Le guide demeura longtemps difficile à distinguer véritablement de l’itinéraire ou du récit de voyage, penchant tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre. C’est à partir de la fin du XVIII siècle que le récit de voyage est devenu un genre littéraire avec une production importante. Il faut attendre les années 1830 pour qu’apparaisse le premier véritable guide de voyage.
Du récit au guide
Le temps des voyageurs
Si les randonnées en montagne, les ascensions, le ski font partie de notre quotidien, il n’en fut pas toujours ainsi. Pendant longtemps, les Pyrénées sont restées non seulement des terres lointaines, situées à l’écart des grands chemins, mais apparaissaient aussi comme des monts redoutables que seuls les scientifiques (botanistes, minéralogistes, officiers géodésiens), animés par le désir de la découverte, osaient affronter. Le curiste se cantonnait dans les stations thermales qu’ils n’abandonnaient que pour les environs les plus proches: Bagnères-de-Bigorre, Cauterets…
Ce ne fut qu’au terme d’une lente approche, d’un long apprivoisement que le voyageur se prit à aimer les grondements rageurs des gaves tumultueux, les gouffres terrifiants, le silence angoissant des sommets. Il a fallu donc attendre la fin du XVIII siècle pour que les touristes commencent à entreprendre de parcourir les vallées et gravir quelques pics.
Le rôle du thermalisme
Le thermalisme a constitué dans les Pyrénées la voie d’accès la plus banale à la découverte de la montagne. Il a joué le rôle d’un creuset, dans lequel le mouvement d’exploration de la chaîne a trouvé à la fois les conditions nécessaires à son émergence, l’essentiel des ses adeptes et quelques unes de ses principales motivations. Les grands explorateurs de la chaîne sont eux-mêmes étroitement liés au monde du thermalisme. Ils séjournent dans les villes d’eau, où ils installent ce que les alpinistes d’aujourd’hui appellent leur « camp de base ». La plupart d’entre eux ont découvert les Pyrénées à l’occasion d’une cure.
Le cas Ramond
Le cas de Ramond de Carbonnières, père fondateur du pyrénéisme est exemplaire. Ramond vient pour la première fois dans les Pyrénées en 1787. Il accompagne aux eaux de Barèges le Cardinal de Rohan, dont il est à l’époque le secrétaire particulier. Dans les années qui suivirent, cette station devient pour lui un second domicile et le centre de gravité d’un espace d’exploration entre Pic du Midi et Mont-Perdu, auquel il restera toujours fidèle. A l’époque de Ramond et longtemps après lui, la géographie de l’exploration est étroitement dépendante de la géographie du thermalisme. Il faut attendre les années 1830 pour qu’apparaissent les premiers signes d’un divorce de l’espace du malade et de l’espace du « découvreur ».
Les récits de voyages
Les guides de voyageurs curieux, dont l’objet est moins de décrire des itinéraires que de baliser un terrain d’observation apparaissent dans la chaîne dès la fin du XVII siècle. Le premier ouvrage pyrénéiste (il s’agit d’un petit opuscule de trente-six pages), se présentant comme un guide pour le voyageur est l’œuvre d’un notable de la vallée de Barèges nommé Marie-Germain Noguès. Cet ouvrage publié en 1788 s’intitule « Voyage du Bourg de Barège à Gavarnie, source de la rivière du Gave… Pour servir aux étrangers de tous les rangs et de tous les sexes, que la curiosité attire en foule à la source du Gave, durant la saison des Eaux minérales. »
Le guide de Noguès devance légèrement la parution des grands récits de voyage à succès consacrés à cette partie des Pyrénées. Son guide pour les voyageurs curieux s’apparente à un guide-itinéraire routier en cela que le chemin appairait comme le véritable héros de la description: d’une part car les sources du Gave commencent à attirer en masse les curistes de la vallée; d’autre part car le chemin emprunté avait été construit à l’initiative des autochtones. La rédaction de cet ouvrage relève déjà d’une opération publicitaire et montre que les habitants de la vallée de Barèges prirent très tôt conscience des bénéfices qu’ils pouvaient tirer du développement du tourisme thermal et de la découverte du pays autour des stations. L’ensemble de la description de Noguès relève d’un savoir autochtone des lieux. On pourrait presque dire que l’on a affaire ici à une micro-description avec une profusion de menus détails. Cela témoigne d’une volonté de communiquer au lecteur cette connaissance intime des lieux propre à l’autochtone. Noguès est extrêmement précis dans la description: par exemple, il donne même le nom des propriétaires des terres et des maisons ou alors l’emplacement de carrières, mines, granges…
Il faudra attendre le début du XIX siècle pour revoir édités des guides du style de celui de Noguès. Mais dès 1789 la production des récits de voyages s’accélère avec la parution de « Observations faites dans les Pyrénées » de Ramond. Cet ouvrage jouera longtemps, pour ceux qui voyagent dans la chaîne, le rôle d’un guide touristique. Il est presque impensable de se rendre dans les Pyrénées sans l’avoir lu et tout aussi impensable d’en revenir sans avoir vu au moins une partie de ce qu’il décrit.
Tous ceux qui herborisaient, escaladaient… relatèrent leurs voyages avec un certain talent. Jean-Baptiste Picqué, né dans les Pyrénées, fut médecin à Lourdes. Sa profession comme sa passion d’herboriste l’incitèrent à de longs séjours et excursions dans ses montagnes natales, avant de publier en 1789 son « Voyage dans les Pyrénées françaises ».
Jean Dusaulx, qui avait séjourné à Barèges publie la même année « Voyage à Barèges et dans les Hautes-Pyrénées, fait en 1788 ». Son récit égale celui de Picqué. Toujours en 1789, Jean Florimond Boudon de Saint-Amand, né à Agen, naturaliste et littéraire, publie dans le même style « Voyage sentimental et pittoresque« . Il accomplissait souvent des ascensions en compagnie de Jean Dusaulx.
La consécration du récit de voyage
Dès le début du siècle, en 1802, Ramond publie son « Voyages au Mont-Perdu ». Mont-Perdu dont il atteint le sommet le 10 août 1802. Avec ses « Observations faites dans les Pyrénées », Ramond a permis véritablement aux Pyrénées de sortir de l’anonymat dans lequel elles étaient plongées, d’autant plus que Ramond, à ses qualités de savant, ajoute celles d’un écrivain de talent. De plus Ramond ne fut pas un voyageur frileux, effrayé par le saut d’un torrent et prêt à avoir une défaillance à la moindre difficulté. Il a vaincu le Mont-Perdu et se hissa trente-cinq fois au sommet du Pic du Midi de Bigorre. Marcheur infatigable, il observa parfois avec une certaine acuité la vie quotidienne, les coutumes et les genres de vie des habitants des vallées pyrénéennes.
Le guide prend forme (1810 - 1820)
Pendant longtemps, après la parution de l’ouvrage de Noguès en 1788, la rédaction de guides pour le voyageur demeure le fait d’une élite autochtone. Cependant, il faut attendre la fin des troubles de la Révolution et de l’Empire et sans doute un nouvel afflux de la clientèle thermale dans la chaîne, pour que l’idée de Noguès face école. Durant les deux années 1818 et 1819 paraissent trois ouvrages présentés par leurs auteurs comme des guides du voyageur aux Pyrénées.
Le « Guide du voyageur à Bagnères-de-Bigorre et dans les Hautes-Pyrénées« , édité en 1818 est l’œuvre du Tarbais Jean-Baptiste Joudou. L’auteur a eu le souci de donner des renseignements élémentaires que l’on attend de ce type d’ouvrage (logements, beaux sites, promenades, divertissements), ainsi que de fournir un aperçu sur les mœurs des habitants des vallées. Par contre, contrairement à Noguès, Joudou n’est pas familiarisé avec les lieux qu’il décrit. Il visite donc les sites qu’il propose de décrire, mais qu’il n’a jamais vu auparavant. Contraint à publier son ouvrage avant le début de la saison des eaux, les visites se font en plein mois de février; le mauvais temps l’empêche de découvrir les plus beaux sites pyrénéens. Il est obligé de recourir aux écrivains qui ont déjà gravi ces montagnes. La seconde édition très augmentée de l’ouvrage, parue l’année suivante, est essentiellement basée sur une compilation des récits publiés précédemment.
C’est en 1819 également qu’est publié l’« Itinéraire topographique et historique des Hautes-Pyrénées« , œuvre d’un jeune Tarbais de vingt-deux ans nommé Arnaud Abbadie. Il s’agit bien là d’un guide, qui répond à une demande pressante de la clientèle thermale, comme l’indique l’auteur dans son avant-propos: « Nous leur devions (aux malades) un guide, un itinéraire demandé cent fois par les étrangers qui viennent profiter de nos établissements thermaux ».. L’ouvrage d’Arnaud Abbadie se rapproche quant à lui beaucoup plus de celui de Noguès. On y trouve notamment un même goût pour la micro-description, qui témoigne d’une connaissance intime des lieux. Abbadie appartient en outre, tout comme Noguès, à cette élite autochtone de juristes et d’administrateurs qui forment, aux cotés des médecins, la base du milieu pyrénéiste local.
On peut également rattacher à ce groupe d’auteurs, l’avocat et conseiller municipal Bagnérais Ariste Pambrun, qui publie en 1834 un guide consacré à la ville et ses environs : « Bagnères-de-Bigorre et ses environs ».
Les guides de voyage
Allons aux Pyrénées
« Les Pyrénées ne se trouvaient sur le chemin de personne ». C’est avec ces mots que le Guide Richard (1er édition en 1834) illustre un thème historique essentiel de ces montagnes: elles demeurèrent longtemps une zone excentrée, enclavée, un quasi bout du monde. Tardivement distinguées, elles sont très tard venues dans le concert des espaces touristiques. La carte du Guide Richard, publié en 1810, en témoigne : les itinéraires décrits contournent la chaîne à ses deux extrémités par Bayonne et Perpignan. Dans la table alphabétique des noms de lieux n’apparaissent ni Pau, ni Tarbes, ni aucune autre localité des Pyrénées et du piémont.
Le guide RICHARD
1834 est une date importante dans l’histoire du pyrénéisme. Pour la première fois cette année-là parait un guide pour le voyageur aux Pyrénées qui n’est pas écrit par un autochtone, même si l’élite locale continuera longtemps encore à alimenter la littérature touristique consacrée à la chaîne. Le Guide aux Pyrénées… dont Richard (de son vrai nom Auldin) est à la fois l’auteur et l’éditeur appartient à la première véritable collection française de guides touristiques. Les guides Richard préfigurent la série des Guides Joanne, qui commencent à paraître en 1841 et sont lancés officiellement en tant que collection par la maison Hachette en 1860. Ces deux collections de guides ont ceci de commun qu’elles visent d’emblée le public des touristes montagnards. Deux des quatre premiers volumes du Guide Richard sont consacrées à des contrées montagneuses: la Suisse et les Pyrénées. Quant à Adolphe Joanne, son premier guide est un itinéraire de la Suisse et des Alpes du Nord et l‘Itinéraire descriptif et historique des Pyrénées (1858) auquel participe Elysée Reclus, est l’un des premiers fruits de la collaboration de Joanne avec la maison Hachette.
Le succès du Guide aux Pyrénées de Richard fut massif : onze réimpressions de l’ouvrage paraissent entre 1834 et 1856 et le guide est six fois réactualisé durant cette période.
En 1844, dans la préface de la troisième édition, Richard triomphe : « Les deux premières édition de ce guide ayant été accueillies de la manière la plus favorable et épuisées en peu d’années, nous avons pensé que nous avions contracté une dette d’honneur envers le public bienveillant qui avait encouragé nos premiers efforts. » Cette troisième édition marque un tournant dans la conception du guide. En 1834, Richard visait avant tout le public des curistes, pratiquant des excursions autour des stations thermales. En 1844, comme le guide l’annonce dans sa préface, son « cadre s’est agrandi » : en plus du malade, il s’adresse aussi au scientifique, à l’artiste, aux hommes de lettres, du monde et d’affaire et même au « soldat mutilé au service de son pays » afin de « guérir ses glorieuses blessures ».
Les voyageurs sont maintenant classifiés, ce qui témoigne d’un éclatement en cours des pratiques du voyage et d’un certain déclin de l’approche des voyageurs-explorateurs de la fin du XVIII siècle. Le guide se charge désormais de rassembler, de cataloguer et de vulgariser des connaissances que le voyageur collectionne mais qu’il ne produit plus par lui-même, en explorant le territoire. Cela appairait dans le guide Richard comme la somme des représentations données par les voyageurs précédents. Le guide se présente en effet sous la forme d’une compilation de récits de voyages aux Pyrénées, qui fait la part belle à certains auteurs tels que Dusaulx ou Ramond. La contribution de Richard lui-même se limite à organiser cet ensemble de citations et à leur adjoindre quelques commentaires. La manière dont il présente son ouvrage permet toutefois au lecteur de conserver l’illusion d’être en présence d’un authentique récit de voyageur. L’auteur parle à la première personne et évite souvent d’ouvrir les guillemets lorsqu’il emprunte une description à tel ou tel récit. Le guide Richard apparaît ainsi comme un genre d’ouvrage intermédiaire entre le récit de voyageur et le guide touristique moderne, du type des guide « Bleus » ou « Verts ». En somme le guide ne se distingue encore du récit de voyage que par quelques particularités qui peuvent paraître marginales: il accorde notamment une place importante aux détails pratiques (temps de course, tarifs des guides, conditions de logement et de transport, etc…)
Les autres guides
Devant le succès du genre, les éditions Hachette et Cie créent une collection et confient à Hippolyte Taine la rédaction du « Guide aux eaux des Pyrénées« . Dans l’été 1854, il séjourne à Saint-Sauveur afin de soigner son larynx, puis aux Eaux-Bonnes et publie en avril 1855 son « Voyage aux eaux des Pyrénées« , qui est une sorte de compromis entre un récit de voyageur et un guide touristique, à la manière de Richard. On retrouve en effet le principe adopté par ce dernier: Taine multiplie les citations des récits antérieurs, auxquelles il ajoute cependant de larges commentaires personnels. Gustave Doré illustre l’ouvrage de 65 vignettes. Deux autres séjours (1855 et 1858) le conduisent à refondre son premier travail pour publier en juillet 1858 le « Voyage aux Pyrénées« . Taine élimine du contenu de son premier livre tout ce qui le rapprochait d’un guide touristique: longues citations, indications sur les tarifs, etc… Il le transforme ainsi en un pur récit de voyage, qui sera vingt-six fois réimprimés en français, entre 1858 et 1930 et cinq fois en anglais, à partir de 1875.
Taine est l’un des meilleurs témoins de l’émergence du tourisme moderne dans les Pyrénées. Il observe, fasciné, le comportement stéréotypé des touristes inquiets de voir tout ce qui doit être vu. Cette évocation du rituel de l’excursion à Gavarnie aide à mieux comprendre pourquoi Taine n’a pas rédigé un véritable guide:
« Il est enjoint à tout être vivant et pouvant monter à cheval, un mulet, un quadrupède quelconque, de visiter Gavarnie. Sinon, pensez quelle figure vous ferez au retour.
« Vous venez des Pyrénées, vous avez vu Gavarnie?
– Non
– Pourquoi donc allez-vous aux Pyrénées? »
Vous baissez la tête, et votre ami triomphe, surtout s’il s’est ennuyé à Gavarnie. Vous subissez une description de Gavarnie d’après la dernière édition du guide-manuel »
Le triomphe du guide touristique, qui se charge désormais d’indiquer au voyageur ses souvenirs obligés, est la marque d’un éclatement en cours des attitudes sociales face au pays parcouru, qui transparaît également à travers l’importance nouvelle prise par d’autres formes de représentations: la multiplication, à partir des années 1820-1830, des romans, des pièces de théâtre et des livrets d’opéra à thèmes pyrénéens va dans ce sens.
Toutefois, c’est la place nouvelle prise par l’image au sein des représentations du monde montagnard qui est sans doute le signe le plus évident de ce processus de division et de spécialisation des approches du paysage.