La première ascension de la face Nord du Vignemale
La première ascension de la face Nord du Vignemale
Par Henri Barrio et Robert Bellocq
Lundi 7 août 1933
Allongés sur l’un des énormes rochers des Oulettes de Gaube, nous goûtons la douceur du repos après l’interminable montée du sentier conduisant au refuge Bayssellance. Un soleil encore brûlant, malgré l’heure avancée, chauffe nos épaules meurtries par le poids des sacs.
Nous pouvons contempler tout à loisir le versant Nord du Vignemale qui, magnifique, se dresse d’un seul jet au-dessus des neiges crevassées du glacier des Oulettes. Le sombre Couloir de Gaube et les Séracs du Petit Vignemale attirent un instant nos regards. Mais, aujourd’hui, c’est la grande muraille de la Pique Longue elle-même qui est l’objet de notre attention passionnée.
D’où nous sommes, il nous est impossible de déceler un défaut dans la paroi, où de grandes taches d’ombre semblent accuser des surplombs, et qui paraît inaccessible. Mais nous savons combien l’apparence des montagnes renseigne peu sur leur difficulté réelle, et varie selon les dispositions momentanées de celui qui observe. Mieux vaut ne pas s’attarder à un examen peu utile et prendre un bon repos en vue de nos efforts de demain. Une cavité sous un gros bloc, fermée par un léger mur de pierre, et dont le sol est recouvert d’herbe sèche : telle est la «villa Meillon » qui nous abritera cette nuit. Après un léger repas, serrés l’un contre l’autre, nous essayons de dormir…
Mardi 8 août 1933
Nous partons à 5 heures du matin. La marche d’approche est vraiment bien nécessaire pour assouplir avant l’escalade nos membres raidis par le froid et la dureté de notre couche. Nous remontons le glacier des Oulettes en direction de la paroi. Nous voici à son pied.
Lentement nous suivons la rimaye, cherchant dans la muraille qui nous domine un point de passage où notre progression soit assurée pendant quelques mètres ; un peu plus haut, en effet, d’étroites terrasses nous permettront de «virer ». A une quarantaine de mètres avant la rimaye du Couloir de Gaube, nous nous arrêtons : la muraille vient de nous livrer enfin son point faible.
Il est 6 heures. Nous prenons nos dispositions d’escalade. Nous abandonnons dans un creux de la roche, où nous viendrons les rechercher à la descente, un sac, nos deux piolets, et nos souliers. Chaussés de légères espadrilles, encordés à trente mètres, nous abordons le rocher. Le leader, bientôt à bout de corde, s’arrête, et le second suit, non sans se plaindre de la quantité exagérée de pitons et de mousquetons qui cliquettent dans son sac.
Encore sous le coup de nos impressions pessimistes de la veille, nous grimpons avec lenteur et prudence. Nos sandales adhèrent merveilleusement sur le calcaire bien sec.
Des prises assez nombreuses nous permettent une progression très sûre et nous grimpons sans trop de difficultés les cent premiers mètres. Ils compteront cependant parmi les plus redressés de la muraille. Ce premier succès nous enhardit et nous fait envisager avec confiance l’issue de la course. Pourtant, huit cents mètres environs restent encore à gravir.
Bientôt la pente s’adoucit singulièrement, à tel point que nous progressons de front et sans difficulté aucune. Notre étonnement est grand d’avancer aussi aisément dans une paroi qui, d’en bas, nous avait presque paru impossible. Nous commençons même à être un peu déçus ; mais, si le plaisir de la varappe n’est pas tel que nous l’avions attendu, celui de nos yeux par contre gagne à la liberté d’esprit que le rocher nous laisse.
Virant facilement vers la gauche, nous décidons d’aller jeter un coup d’œil vers les murailles entre lesquelles le Couloir de Gaube est encaissé. Spectacle unique que celui de ces parois toutes blanches qui se précipitent dans l’ombre du gouffre.
Nous nous élevons maintenant sur une arête en saillie dans la muraille, et, pendant quelques instants, nous jouissons un peu du plaisir de l’escalade. Nous obliquons ensuite vers la droite en direction de l’arête de Gaube. Le calcaire blanc fait place à un mauvais rocher rouge, délité, dont les prises sont aussi nombreuses qu’instables. Fourvoyés dans un mauvais passage, nous sommes obligés de poser un court rappel pour revenir dans les blocs plus faciles. Bientôt après, nous arrivons à l’arête de Gaube. Une trentaine de mètres à parcourir, et nous foulons le sommet de la Pique Longue. Il est midi trente.
De notre sac, tombé à terre, sortent les pointes luisantes des pitons qui ont réussi à percer la forte toile. Nous n’avons pas eu à nous en servir, mais qui pouvait prévoir ?
Nous nous étirons paresseusement au soleil pendant de longues minutes, mais le moment vient enfin de partir. En sandales et sans piolets, nous dévalons le grand glacier d’Ossoue.
Après bien des glissades qui mettent nos sandales en lambeaux, nous prenons pied sur le sentier qui conduit au refuge d’Ossoue.
Un bon vin blanc, une soupe fumante, la chaude caresse du soleil dissipent vite notre fatigue ; et c’est allègrement que nous continuons notre descente sur les Oulettes, avec un léger détour pour reprendre les souliers et les piolets abandonnés le matin.
De retour à la «villa Meillon », nous nous installons sur son toit pour contempler inlassablement l’élan de la roche vers le ciel. Il nous paraît toujours prodigieux, bien qu’il ait perdu pour nous son mystère redoutable.
A la fin du jour, nous prenons nos dispositions pour passer notre seconde nuit sous le rocher hospitalier…
Montagne aimée, nous voudrions vanter ici ta beauté et le plaisir que tu nous donnes, mais la plume est inhabile et le vocabulaire bien fade pour écrire après Russell.
Henri BARRIO et Robert BELLOCQ
La montagne juin 1934