La deuxième ascension du Pic du Midi d'Ossau
Voyage au Pic du Midi de Pau
Armand d'Angosse
02 Août 1802
J’avais depuis deux ans le projet d’essayer de gravir le Pic du Midi réputé de tout temps inaccessible, et qu’une longue tradition, chez les montagnards eux-mêmes, avait toujours représenté comme tel. Mon savant et modeste concitoyen, M. l’abbé Palassou, avait constaté ce fait, d’après l’opinion reçue, dans son excellent ouvrage ayant pour titre : « Essai sur la Minéralogie des Monts-Pyrénées », et il n’a point paru douter de la vérité d’une assertion qui avait en sa faveur les autorités les plus anciennes et les plus respectables. Cependant j’avais ouï dire qu’un particulier nommé Delfau, devenu Secrétaire Général du département de la Dordogne avait réussi dans cette périlleuse entreprise.
M. Ch. de C***, mon parent et mon ami, qu’une santé délabrée conduisait alors aux Eaux-Bonnes, se trouva fort heureusement possesseur de cette relation qu’il tenait de l’auteur lui-même. Je la lus avec avidité, mais j’y trouvai des détails si terribles, que je regardai comme exagéré le récit des dangers qu’il prétendait avoir courus; et dès lors, je résolus de tenter sans délai la même aventure, convaincu que, puisque quelqu’un avait réussi, je pouvais espérer d’obtenir le même succès.
La journée du 14 thermidor me parut favorable à mon dessein. Jamais le temps n’avait été plus beau. Les légères vapeurs du matin, s’élevant rapidement, se confondaient dans le ciel, et le soleil éclairait déjà les sommets les plus élevés, lorsque je quittai M. de Castellanne, préfet du département, qui revenait à Pau; ses dernières paroles m’exprimèrent un souhait aimable et encourageant.
Je partis des Eaux-Chaudes à 5 heures et demie du matin, ayant avec moi Jacques Clabères, de Laruns, pasteur, âgé de 26 ans, qui s’était chargé de me servir de guide ; il n’avait été au sommet du Pic, disait-il qu’une fois. Madame Penent, chère à toutes les personnes à qui elle a pu offrir les secours de son active bienfaisance, me l’avait procuré. Je lui avais adjoint André de Béon, homme de tête et de résolution, intrépide chasseur d’isard, que je savais ne redouter aucune espèce de danger et qui, uniquement par zèle, m’avait proposé de m’accompagner. Mon fidèle François voulut aussi me suivre ce jour-là : si j’ai couru quelques périls, il les a tous partagés et il m’a donné une preuve d’attachement d’autant plus forte, qu’il était loin d’attacher autant de prix que moi au succès de mon entreprise.
Nous quittâmes Gabas à 7 heures, après nous être prémunis contre la faim, et, négligeant de suivre la route ordinaire, nous nous élevâmes par une montagne appartenant à la commune de Bielle, nommée Sagette-Braque, ayant à notre gauche la Pène de la Vigne et laissant à notre droite le Gave et le chemin de la Mâture. Le père de Jacques Clabères qui portait nos vivres, prit le chemin le plus facile et le plus long, et nous le quittâmes en lui donnant rendez-vous dans les environs du Pic. Près d’arriver aux pâturages de Magnabatch, j’éprouvais une faiblesse qui dura plus d’une demi-heure, et pendant laquelle je perdis plusieurs fois connaissance. Je pus continuer ensuite à m’élever moins vite, mais avec infiniment de peine et de mal-aise. Je pense que la seule rapidité de notre marche, jointe au copieux déjeuner que j’avais fait, détermina cette légère incommodité.
Nous traversâmes bientôt les riches pâturages de Magnabatch, et nous nous élevâmes ensuite à ceux de Susou, qui atteignent la base du Pic. Forcés d’y attendre nos vivres qui n’arrivèrent qu’à onze heures, nous nous livrâmes tous à un repas qui m’était devenu bien nécessaire.
Pendant que mes compagnons de voyage renouvelaient leurs forces et se rendaient Bacchus favorable, devenu prudent par l’expérience que je venais de faire, je me bornai, non toutefois sans regretter la perte de mon appétit, à boire une partie de ma provision d’eau-de-vie. Cette boisson vraiment merveilleuse dans ces circonstances, et la diète que je m’imposai, me rendirent des jambes qui devaient bientôt m’être si utiles. Deux pasteurs que nous avons rencontrés, et qui, depuis longtemps, conduisaient toutes les années leurs troupeaux au pied du Pic, nous prédirent que nous n’y gravirions pas, tant une vieille opinion qui a pour elle la sanction des siècles, est une chose difficile à détruire.
M. Ramond a souvent eu occasion d’observer combien le montagnard indigène des Pyrénées est susceptible de céder au sentiment de la curiosité que provoque cette inquiétude naturelle de l’esprit, bien moins active chez l’habitant des Alpes; mon excursion en fournit une nouvelle preuve. Jean et Sébastien Trésuaguet frères, de Billères, village de la vallée d’Ossau, âgés l’un de quatorze et l’autre de seize ans, vinrent nous demander la permission de nous suivre. Jacques Soucasau, du même lieu, pasteur comme eux, réclama la même grâce; elle leur fut accordée.
Nous laissâmes nos bagages entre les mains du père de Jacques Clabères, nous ne primes qu’un flacon d’eau-de-vie, un marteau, pour laisser sur le sommet du Pic des marques de mon court séjour, et un fusil. Nous nous élevâmes encore une demi-heure environ, et nous arrivâmes au pied du formidable rocher à une heure de l’après-midi. Là, je tirais mes spartilles et me mis pieds nus; je passai un mouchoir autour de ma tête, et, sans autre vêtement qu’un léger pantalon, je me préparai à suivre mes conducteurs qui venaient de lui rendre le même hommage que moi.
Malgré toute ma résolution, j’avoue que je frémis lorsque j’envisageai le seul passage par lequel je devais monter. Je ne m’étais fait aucune idée semblable des difficultés que j’avais à vaincre; j’eus un moment d’hésitation assez fort que je surmontai néanmoins bientôt, et, avec l’aide de mes guides, je gravis une roche lisse et presque perpendiculaire, élevée de plusieurs toises au-dessus d’un précipice que forme la projection du Pic, vers les pâturages de Susou que je venais de quitter. Ce premier pas, heureusement franchi, j’en trouvai successivement quatre ou cinq autres à peu près aussi périlleux, et au-dessus desquels je m’élevai avec le même bonheur. Je n’entreprendrai pas de les décrire, je craindrais d’en dire trop ou trop peu; il est si difficile d’être exact, quant on veut peindre des lieux où l’âme a été aussi fortement agitée. Après avoir monté plus d’une heure et demie, toujours avec beaucoup de peine et de précaution, la pente se radoucit, je crus alors apercevoir le terme de mon voyage. Je touchai, moi, le sommet du Pic à trois heures de l’après-midi, deux heures après mon départ de sa base; je n’y trouvai que ruines et décombres.
Tandis que livré tout entier au magnifique spectacle qui se déployait à mes yeux, je jetais des regards de surprise et d’admiration sur l’immense étendue qui m’environnait, mes guides aperçurent assez près de nous des isards qui, se doutant peu qu’on pût venir les troubler, paraissaient profondément endormis, et sur-le-champ l’un de nous se saisissant du fusil, ajuste celui qu’il destine à la mort. Deux fois l’arme rebelle refusa de servir notre espoir; le coup partit enfin, mais il fut malheureux et donna l’éveil à la troupe qui était nombreuse. Arrêtés dans leur fuite par des précipices de la hauteur du Pic, ils revinrent vers les chasseurs qui, pour comble d’infortune, venaient de perdre leur amorce. Alors, commença pour nous le spectacle le plus singulier et le plus amusant. Les isards, effrayés de nouveau par les pierres qu’ils leur jetaient, se replièrent sur les mêmes lieux où ils avaient d’abord cherché un refuge; mais, convaincus de l’impossibilité de les franchir, ils rétrogradèrent fièrement, bravèrent une nuée de pierres, ils vinrent déboucher par l’unique issue qu’il leur demeurait entre deux précipices perpendiculaires, les plus profonds de cette région élevée. C’est à l’extrémité de ce passage que je les attendais avec François et les trois jeunes gens dont j’ai déjà parlé, dans une situation où nous ne courions aucune espèce de danger. Nous eûmes un moment de jouissance unique qui se répète bien rarement pour les chasseurs les plus assidus et les plus déterminés. Les isards ne perdirent dans cette occasion qu’un des leurs qui, rencontré par une grosse pierre en franchissant l’un des angles formé par le passage que j’ai décrit, et par l’un des côtés de l’abîme, fut renversé à une profondeur que mon œil effrayé osait à peine envisager; le reste de la troupe nous eût bientôt dépassés, avec une légèreté inconcevable.
Le Pic se divise en deux sommets, quoi qu’on n’en aperçoive qu’un principal. Le premier cache le second qui est du côté de l’Espagne et qui peut être élevé d’une hauteur que je ne saurais estimer au-delà de trois ou quatre toises. Le passage de l’un à l’autre qui est celui par lequel les isards vinrent déboucher, est vraiment effrayant. Ils sont tout au plus à quarante minutes de distance.
Indépendamment de ces deux sommets qui semblent à œil n’en présenter qu’un, il en est un autre qui fait la fourche et qui est inaccessible dans toute la force du terme. Il est bien moins élevé que le principal, celui-là est parfaitement visible.
Je voulais, comme je l’ai dit, laisser au haut du Pic une marque du court séjour que j’y avais fait, et, dans ce dessein, je m’étais muni d’un marteau ; mais l’extrême dureté du granit résista à mes efforts, au point qu’après avoir longtemps frappé, je fus forcé de renoncer à ce moyen; alors je posai sur un roc qui me présentait une surface horizontale, huit quartiers plus petits de la même substance. Si, comme je n’en doute pas, quelque voyageur ami des montagnes, exécute après moi la même entreprise et que les tempêtes et les mauvais temps qui ont lieu dans ces régions élevées, n’ayant pas encore détruit mon ouvrage, il les trouvera dans la direction des deux lacs d’Oyoux et sur le Pic principal inférieur, le seul que l’on aperçoive, et que l’on puisse apercevoir du côté de la France.
C’est là seulement que j’ai reconnu ses traces d’une manière non équivoque, et que, pouvant juger le premier des dangers auxquels il s’était exposé, j’ai apprécié son dévouement comme il mérite de l’être.
Il est aisé de prédire que le jour où ce passage sera impraticable, n’est pas éloigné. Alors le Pic du Midi de Pau, sans cesser de produire le même effet aux yeux, offrira trois sommets distincts dont le plus et le moins élevé seront absolument inaccessibles.
Malgré l’élévation à laquelle je me suis trouvé, je n’ai ressenti aucun refroidissement dans l’atmosphère. La température du sommet ne m’a point paru différente de celle de la base; l’air y est aussi calme qu’il l’est souvent à Pau ; je n’y sentis pas le besoin de me couvrir. L’immense perspective qui s’offrait à mes regards, me montrait les plaines du Béarn et de la Gascogne, du côté de l’Espagne je dominais une partie montueuse de l’Aragon, où je pus observer, ce qui a déjà été remarqué, que le sol des plaines espagnoles de l’autre côté des Pyrénées, est plus élevé que celui-ci. Mon horizon n’avait de part et d’autre de bornes que ma vue; je dominais à l’ouest les montagnes de la vallée d’Aspe, mais à l’est une suite de sommets continus et assez rapprochés m’arrêtait tout à coup. Je n’avais point de lunettes, cet oubli me priva d’une grande jouissance.
Jacques Clabères seul, entre nous, y éprouva une soif brûlante; il ramassa de la neige à plusieurs reprises et la suça pour se désaltérer, sans pour cela se plaindre d’être incommodé. Ces sortes d’accidents qui deviennent souvent plus sérieux, et dont les causes sont toujours très variées, se manifestent d’après l’opinion de M. de Saussure, à une hauteur qui paraît fixée pour chaque homme par son tempérament.
Il était trois heures et demie, je voyais s’élever quelques vapeurs à l’extrémité de l’horizon et de légers nuages glisser sur les cimes des monts inférieurs. Quoique j’eusse peu joui du magnifique spectacle que j’étais venu chercher avec tant de peine, je crus prudent d’exécuter ma retraite qui, plus tard, aurait pu devenir bien difficile. Je commençai donc à descendre et, à mon grand étonnement, je m’abaissai avec une facilité dont j’étais loin de concevoir la plus légère idée. Mon imagination s’était-elle exagérée les dangers de mon ascension, ou bien, comme les braves et agiles montagnards qui m’accompagnaient, m’étais-je déjà familiarisé à la vue de leurs précipices et de leurs ruines ?
A cinq heures précises, j’arrivai au bas du Pic; je mis donc une demi-heure de moins à descendre et cependant je ne m’étais point arrêté en montant.
Avec quelle joie ne retrouvai-je pas mes vêtements! Je croyais revenir d’un long et périlleux voyage et revoir des amis que j’avais laissés sur les rivages de ma patrie. Nous eûmes bientôt atteint le père de Jacques Clabères qui, comme l’on sait, j’avais laissé un peu plus bas chargé de la garde de nos vivres, nous y fîmes une halte, bûmes au Pic, et partîmes: le même soir j’étais aux Eaux-Chaudes.
Je crois me rappeler (car la relation de M. Delfau n’a fait que passer entre mes mains), que son ascension sur le Pic du Midi de Pau eut lieu au mois d’octobre; il était à cette époque couvert de neige qui, remplissant toutes les cavités, durent lui dissimuler une partie des précipices que j’ai vue, si le Pic eût été découvert, il n’eut pu atteindre le résultat qu’il s’était promis. Lorsque mon ascension a eu lieu, le Pic n’avait, au contraire, quelques neiges que dans le voisinage de son sommet, où la pente commence un peu à se radoucir.
Ainsi nos deux voyages servent à prouver la possibilité de le gravir à deux époques où son aspect est bien différent.
Il est donc bien prouvé maintenant que le Pic du Midi de Pau est accessible, je suis certain, d’après ma propre expérience que, s’il était plus fréquenté, on trouverait des passages moins dangereux que quelques-uns de ceux par lesquels je me suis élevé, et j’affirme qu’il n’existe pas dans les Pyrénées de montagnard résolu qui, dans son état actuel, essaye de le gravir sans succès.
J’ai cru devoir aux amis des montagnes, l’historique de mon excursion. C’est à eux, c’est à mes compatriotes que j’adresse ces souvenirs que ma plume a tracés rapidement, et tels qu’ils se sont présentés à ma mémoire et à mon cœur. J’aurais rempli mon but, si j’ai rendu nettement les détails de mon entreprise et les impressions que j’ai reçues en l’exécutant.
Armand d’Angosse
Bulletin Alpin n° 5 (Janvier 1897)